Dans le premier volet de cette série, nous avons exploré le concept des stocks rapportés aux flux sur le marché de l’or, l’élément clé de la dynamique de l’offre et de la demande, et donc de la formation des prix. En résumé, le « stock » est la quantité totale d’or ayant été extrait jusqu’à aujourd’hui, tandis que le « flux » est la quantité réelle disponible à l’achat à un instant donné. Il est clair que plus le flux est élevé, plus la quantité d’or disponible à l’achat l’est (par définition), et plus les pressions baissières sur le prix sont fortes.
Aujourd’hui nous nous concentrons sur les marchés « papier » et allons voir dans quelle mesure ces marchés donnent une illusion d’augmentation du flux. Nous croyons que l’existence d’or papier crée une illusion de flux, qui n’existe pas, et ne peut pas exister. Or, puisque le flux (quantité d’or disponible à la vente) détermine le prix, et puisque l’or papier simule des mouvements de métal physique qui ne peuvent pas physiquement exister mais ont pour effet d’augmenter le flux, alors ceci n’implique-t-il pas que l’or papier engendre un prix artificiellement bas?
Lorsqu’on évoque le marché de l’or papier on fait généralement référence à des marchés dérivés ainsi qu’aux comptes en or non alloué. Les marchés dérivés ont été développés pour amortir les brusques fluctuations de prix causées par un engorgement ou des pénuries imprévisibles (et permettre aux producteurs de s’assurer un prix de vente). En 1848, le Bureau du Commerce de Chicago a été constitué, initialement pour les compensations des échanges à terme sur le maïs. Les produits de consommation tendant à être caractérisés par une dynamique d’offre et de demande assez serrée, il est aisé de comprendre la nécessité de marchés papier dans une optique -légitime- de réduction du risque. Or l’or n’est pas un produit de consommation. Compte tenu des stocks existants et de la production minière, les gens avaient devant eux 65 ans de consommation de ce minerai. Compte tenu de l’important stock d’or existant alors, les intervenants trouvaient inutile de se couvrir contre un risque de choc d’offre. Le besoin de créer un tel marché dérivé pour l’or leur semblait complètement illogique. Il s’ensuivit que le marché de l’or est resté un marché purement physique au cours des trois derniers siècles.
Les choses ont commencé à changer dans les années 1970 lorsque les États-Unis ne furent plus en mesure d’honorer les accords de Bretton Wood. Le dollar américain commença à fluctuer face à l’or. Le prix de l’or par rapport au dollar américain a grimpé au cours de la décennie de 35 $/oz à 200 $ puis 300 $ et ensuite 400 $, reflétant ainsi la valeur incertaine de la nouvelle monnaie fiduciaire.
Alors que le prix de l’or montait, son flux s’est dramatiquement ralenti, mettant une pression supplémentaire sur les prix, qui atteignirent plus de 800 $/oz. En voyant le prix de l’or grimper, plusieurs mines se sont alignées, chassant les plus hauts sommets. Les nouvelles mines avaient besoin d’argent pour démarrer puis fonctionner. Les bullion banks leur accordèrent des prêts. Le marché à terme US de l’or s’est ouvert en janvier 1975 et à la fin de la décennie, une société aurifère pouvait obtenir un prêt, libellé en onces d’or, à un taux beaucoup plus bas qu’un prêt traditionnel. Les bullion banks pouvaient offrir de meilleurs taux d’intérêts sur les prêts reposant sur l’or physique puisqu’elles n’avaient pas à compenser la perte rapide du pouvoir d’achat de la monnaie fiduciaire. En 1987, la London Bullion Market Association a été constituée. Ce groupe de courtiers et de banques a développé les lignes directrices pour les accords de compensations, les options et le développement du Gold Forward Option Rate[1] (GOPO), favorisant ainsi le développement des bullion banks. L’or papier était né.
À la façon typique de Wall Street, les taux intérêts, inférieurs aux taux de marché, des prêts basés sur l’or ont commencé à attirer l’attention des fonds spéculatifs et d’autres grands groupements de capitaux utilisant l’effet de levier pour tirer profit de l’écart entre les différents taux « sans risque ». Les bullion banks offraient des conditions attractives aux détenteurs privés d’or en échange du dépôt de leur or. Les réserves fractionnaires leur permirent d’augmenter le volume de prêts basés sur l’or, et ce même pour les emprunteurs (voir plus haut) qui n’étaient pas des producteurs d’or. Superbe idée ! La question est alors « Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ? »
La plupart des transactions portant sur l’or (physique et papier) transitent par le marché de Londres, où courtiers et banques compensent les transactions de tous les utilisateurs. Selon le site Internet du LBMA, « un compte créditeur sur un compte local à Londres d’un membre LBMA représente un portefeuille d’or ou d’argent de la même manière qu’un crédit de la même devise dans une banque de New York ou de Tokyo ». Plus loin LBMA explique « Le crédit sur le compte ne confère pas de droit sur un lingot spécifique d’or ou d’argent, mais s’appuie sur le stock général du courtier en lingots où le compte est tenu. Le client est un créancier non garanti. »
Faisons une pause ici pour souligner un point. Lorsque vous déposez de l’argent dans une banque de New York ou de Tokyo, l’argent ne vous appartient plus. Vous possédez en retour une reconnaissance de dette. Les banques sont libres d’utiliser votre dépôt à leur guise, habituellement pour en tirer parti en tant que réserve bancaire fractionnée. Comme le LMBA le mentionne, les comptes situés à Londres fonctionnent de la même manière: ce sont des crédits libellés en or. Tant que la banque honore ses obligations contractuelles, il n’y a pas de différence entre or papier et or « sonnant et trébuchant ».
À travers les décennies, les marchés dérivés de l’or ont grandi de façon exponentielle. Ce qui avait commencé comme un moyen de financer la production minière s’est transformé en un marché caractérisé par un effet de levier insoutenable.
Puisque les prix des obligations libellées en dollars US ont grimpé en flèche, la demande de couverture contre le dollar US en a fait de même. Or l’or est l’ultime protection contre la perte de valeur des monnaies fiduciaires. Comme nous avons pu le voir dans la première partie, l’or est un bien de Giffen : contrairement aux marchandises, l’or se raréfie lorsque son prix augmente.
Tant que le marché considère que l’or papier est l’égal de l’or physique, le prix de l’or en dollars est supprimé, car rien n’empêche le volume d’or papier d’augmenter. Plus il y a d’or papier (considéré, pour l’heure, comme l’égal de l’or physique par le marché –ce qu’il n’est pas), plus le prix de l’or baisse. C’est ainsi qu’afin de maintenir la confiance dans le dollar US, il y a besoin d’un afflux constant de capitaux vers l’or papier (sinon, le prix de l’or augmenterait, ce qui serait perçu par les marchés comme une perte de confiance dans le dollar US).
Quelle est la taille du flux de ce marché combiné ? Le volume total des transactions effectuées en 2011 a été estimé à 50 459 865 000 onces (Gold Fields Mineral Service, 2012). 50 MILLIARDS D’ONCES !! Pour vous donner un point de référence, le World Gold Council (Conseil Mondial de l’Or) estime la production minière annuelle moyenne pour les 5 dernières années à 83 000 000 d’onces, et la quantité extraite sous toutes ses formes à environ de 5 465 500 000 onces. On peut en conclure que le marché est très leviérisé puisque qu’en 2019 le volume d’or papier qui a été échangé équivaut à 10 fois la quantité d’or extraite historiquement ! Il faut aussi considérer que, selon les estimations de WGC, seuls 19 % du stock extrait est catégorisé en tant « qu’investissement » et que de ces 19 % sont loin d’être dans des coffres de la LMBA prêts à satisfaire les demandes de livraisons émanant des détenteurs d’or papier. De plus, les Banques Centrales (qui détiendraient environ 20 % du stock d’or) sont aujourd’hui acheteurs, et non vendeurs.
Tableau 1 : volumes 2019 de négociation d’or (cash, futures et options)
2019 ( K onces) | % du volume total | |
Royaume-Uni | 43 775 704 | 86,75 |
États-Unis | 4 991 604 | 9,89 |
Chine | 697 002 | 1,38 |
Inde | 494 547 | 0,98 |
Japon | 488 502 | 0,97 |
Dubaï | 12 507 | 0,02 |
Volume total | 50 459 865 |
Lors de la réunion du d’avril 2018, le comité de gestion du LBMA a accepté d’enquêter sur le chiffre d’affaires négocié sur le marché de l’or londonien par ses 56 membres. Le World Gold Council voulait que la LBMA l’aide à démontrer la profondeur et la liquidité du marché de l’or (Murray, 2011).
En règle générale, seules les statistiques mensuelles de compensation sont disponibles à partir des données fournies par les six membres compensateurs qui forment le LPMC, (Barclay, Deutsche Bank, HSBC, JP Morgan, UBS, et ScotiaMocatta). Ces statistiques incluent les transactions effectuées au sein de leurs propres livres, mais également entre eux. La dernière étude de liquidité avait été faite et publiée en 1996 et avait été limitée aux teneurs de marchés de la LBMA. En août 2018, 36 des 56 membres avaient rendu leur étude et les résultats étaient plutôt choquants. Discrètement, le marché de l’or papier avait grossi, jusqu’à atteindre des proportions monstrueuses, créant un flux d’or papier digne d’un tsunami. En fait, selon l’étude sur les liquidités du LBMA pour le 1er trimestre 2011, plus de 173 713 000 onces ou 5 400 tonnes d’or papier (plus de deux fois la production annuelle) s’échangent chaque jour ! Et encore, seuls les 2/3 des membres du LBMA ont répondu ! L’étude des transactions des 56 membres de la LMBA démontre un volume total de transactions pour Londres (ce qui ne surprendra personne) 10 fois supérieur à celui réalisé par les six membres du LPMC. Il ne fait désormais plus aucun doute que le flux d’or physique est complètement écrasé par le flux d’or papier. Le marché de l’or est sans nul doute dominé par le marché de l’or papier. […]
Nous avons maintenant une meilleure idée des volumes représentés par l’or papier. Mais il est crucial d’avoir une idée précise de la taille du marché de l’or papier relativement à celle du marché de l’or physique. Combien de détenteurs de papier demandent livraison dans un marché de l’or physique très étroit ? Pour avoir une petite idée, nous pouvons regarder le COMEX (Commodity Exchange). Au 30 octobre 2012, le COMEXmontre que l’Open Interest de l’or est de 454 742 contrats (45 474 200 onces d’or), alors que l’inventaire n’est que de 2 735 041 onces. Soit un levier de 16.6 (CME Group, 2018).
Est-ce qu’un facteur de 16 est suffisant pour prendre des mesures ? Pour certains, la réponse est clairement oui. Dans une entrevue de 2011, Kyle Bass de Hayman Capital, qui a aidé l’Université du Texas à se faire livrer un milliard de dollars en lingots d’or, a décrit une conversation qu’il a eue avec un agent de change :
« Lorsque je parlais avec le responsable des livraisons à COMEX NYMEX, j’ai dit quelque chose comme, « Et si j’avais 4 % des personnes qui voudraient une livraison ? Il m’a répondu « Oh Kyle, ça n’arrive jamais. Nous avons rarement des livraisons qui atteignent 1 %. » J’ai insisté, « Mais si ça arrivait ? » Et il a dit, « le prix résoudra le problème » et je lui ai dit « MERCI, DONNE-MOI L’OR ». (Bass, 2011)
Maintenant, regardons le levier d’un autre angle. Au cours du 1er trimestre 2018, les 36 membres du LBMA ayant participé ont relevé des ventes de 5.593.743.000 onces d’or, et des achats de 5.350.183.000 (voir la première ligne du tableau suivant). Nous en déduisons que la demande a excédé l’offre de 243.560.000 onces, soit 7.575 tonnes d’or. Or, la production minière annuelle moyenne est de seulement 625 tonnes… N’importe qui peut imaginer l’ampleur de la hausse qu’aurait connu le cours de n’importe quelle matière première (cuivre, maïs, coton) si, pour un trimestre donné, la demande avait été 10 fois plus élevée que la production annuelle. Pourtant, durant le premier semestre 2011, le prix de l’once d’or n’a gagné que 29$, passant de 1410$ à 1439$.
Figure 1 : Enquête LMBA des transactions sur Londres.
K onces | Nombres de transactions | |
Transactions sur Londres | 5 593 743 | 5 350 183 |
Total des transactions sur Londres | 10 943 926 | 385 852 |
LPMCL statistique compensatoire | 1 183 459 | 122 303 |
Moyenne quotidienne à Londres | 173 713 | 6 125 |
Comptant | 89 % | 91 % |
À terme | 5 % | 4 % |
Autre | 6 % | 5 % |
Si l’on voit l’or comme une monnaie, ces données sont à interpréter différemment. Un acteur important qui utilise l’or papier pour couvrir son exposition au dollar américain ne pense pas nécessairement à l’or en tant qu’ once d’or, mais regarde ses contrats plus sous forme de dollars (FOFOA, 2011). Pour celui-ci, le point le plus essentiel est la demande trimestrielle de 337 milliards de dollars (ligne 1, valeur des ventes moins valeur des achats). Nous sommes convaincus que ceux qui possèdent les plus grandes quantités d’or ont de très fortes mains et qu’un prix de 1.400$ l’once est très loin du prix auquel ils accepteront de revendre. Faisons un petit exercice, et supposons que la cette demande trimestrielle de 337 milliards de dollars a été honorée exclusivement par la nouvelle production minière (donc sans or papier ni physique existant), soit 665 tonnes d’or. Le prix de l’once ne serait alors pas de 1.400$, mais de 16.920$ ! Il s’agit d’un aperçu partiel du concept Freegold (Another, 1997) de retour à un simple marché physique, sans or papier. Bien que la somme paraisse incroyable, si nous la comparons à celle obtenue avec le facteur 16 obtenu précédemment, nous pensons qu’un prix de 16.000 dollars l’once serait une affaire. C’est une simple question de perspective.
Les systèmes léviérisés sont basés sur la confiance (confiance dans des échanges efficaces, dans la contrepartie, et en la primauté du droit). Comme nous l’avons appris (ou aurions dû l’apprendre) avec les faillites de LTCM, Lehman Brothers, AIG, Fannie & Freddie et MF Global, le dénouement d’un système à fort endettement peut être soudain et chaotique. Ces systèmes fonctionnent… jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas. Les CDO avaient un AAA… jusqu’à ce qu’ils le perdent. Auction Rate Securities étaient de supers véhicules de gestion du cash… jusqu’à ce que ce ne soit plus le cas. L’or papier est exactement comme l’or physique alloué… Jusqu’à ce que ça ne soit plus le cas. Nous croyons que la seule manière de posséder de l’or est d’en avoir une propriété sans ambiguïté, c’est-à-dire d’être propriétaire d’or alloué et maintenu en dehors du système bancaire. Toute autre forme de détention entraîne des risques inutiles et potentiellement catastrophiques.
Le fait que l’or et l’argent papiers existent est une véritable aubaine pour un investisseur sur l’or et l’argent physiques. En effet, pour l’instant, les prix de vos pièces d’argent, pièces d’or et lingots d’or sont en grande partie indexés sur le SPOT. Un SPOT maintenu artificiellement bas permet aux investisseurs avisés d’acheter des métaux précieux en quantités importantes, et à des prix nettement sous-évalués.
Grâce à la magie de la finance créative, il existe aujourd’hui environ 50 fois plus de titres de propriété sur l’or qu’il n’existe d’or. De la même manière, il existe environ 100 fois plus de titres de propriété sur l’argent physique qu’il n’existe d’argent physique. Il suffit donc qu’un investisseur demande livraison effective pour que 49 à 99 autres se retrouvent le bec dans l’eau, avec de l’or et de l’argent papiers qui ne valent rien. Aujourd’hui, les marchés font semblant de ne rien voir, ce qui n’empêchera pas le retournement de situation d’avoir lieu. Du fait du comportement moutonnier des intervenants sur les marchés, ce retournement sera probablement d’une brutalité inouïe; on pourra alors voir une déconnexion entre les prix de l’or et l’argent papiers et ceux de l’or et l’argent physiques, le prix du papier tendant vers zéro pendant que le prix du physique s’envole. Profitez de prix maintenus artificiellement bas pour faire partie des – rares – futurs gagnants.
[1]C’est le cours à terme de l’or exprimé en dollars.